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Plus durait l’été 1933, plus tout devenait irréel. Les choses perdaient toujours plus de leur poids, se transformaient en rêves saugrenus ; je me mettais à vivre comme sous l’effet de ce vertige agréable et amollissant que procure une fièvre légère, et qui supprime toute responsabilité.
Je m’inscrivis donc à l’assessorat, ce grand examen qui couronne en Allemagne les études juridiques, et qui donne accès à la magistrature, aux carrières supérieures de la fonction publique, au barreau, etc. Je le fis sans la moindre intention de faire jamais usage de ces prérogatives. Rien ne m’était plus indifférent que le résultat de cet examen. Normalement, un examen est pourtant cause d’angoisse et de tension, non ? On parle même de la fièvre de l’examen. Je n’en ressentais pas la moindre trace. Cette fièvre était totalement inhibée par une autre plus forte.
Installé aux Archives judiciaires, bibliothèque située au dernier étage d’un grand immeuble de bureaux, vaste atelier aérien et vitré, j’écrivais sous l’azur venteux du ciel d’été ; j’écrivais avec un détachement insouciant, comme on écrit une lettre. Il n’était tout simplement plus possible de prendre au sérieux ces travaux. Leurs consignes et leurs questions supposaient l’existence d’un monde qui n’était plus. Elles faisaient référence non seulement au Code civil, mais même à la constitution de Weimar ; je lisais les commentaires, hier souvent cités, aujourd’hui obsolètes, de leurs articles enterrés, et, au lieu de sélectionner les phrases utiles pour l’examen, je me mettais d’abord à lire, puis à rêver. D’en bas montait la musique de marches discordantes. En se penchant par la fenêtre, on voyait des colonnes en chemises brunes défiler dans les rues, ponctuées de drapeaux à la croix gammée, et quand les drapeaux passaient les piétons sur les trottoirs levaient le bras (on nous avait dit que ceux qui ne le faisaient pas étaient roués de coups). Que se passait-il encore ? Ah bon, ils marchaient sur le Lustgarten62, Ley63 avait quitté l’Organisation internationale des employeurs à Genève parce que quelque chose lui avait déplu, et maintenant les SA de Berlin se rendaient au Lustgarten pour tuer définitivement le dragon avec des chants et des coups de gueule.
Tous les jours, on voyait défiler, on entendait chanter, et il fallait prendre bien garde à disparaître à temps sous un porche si on voulait éviter de saluer le drapeau. Nous vivions dans une sorte d’état de guerre, drôle de guerre dans laquelle les victoires étaient remportées à force de chants et de défilés. Les SA, les SS, les Jeunesses hitlériennes, le Front du travail, que sais-je, défilaient dans les rues en chantant Siehst du im Osten das Morgenrot ou Märkische Heide64, se rassemblaient quelque part, écoutaient un discours, des milliers de voix gueulaient Heil – et un nouvel ennemi était abattu. Pour une certaine race d’Allemands, c’était tout simplement le paradis ; l’ambiance d’août 1914 régnait résolument parmi eux. Je voyais des veilles dames debout, leur cabas à la main, suivre d’un œil brillant ces armées qui chantaient d’une voix mâle en s’étirant comme de gros vers bruns : “On voit bien, on voit vraiment, n’est-ce pas ? que tout va mieux dans tous les domaines.”
Parfois, on remportait aussi des victoires plus décisives. Un matin, la cité des arts à Wilmersdorf, où avaient vécu de nombreux hommes de lettres de gauche, et où certains vivaient encore, fut cernée et occupée par un grand déploiement de forces de police. Victoire ! Les prises de guerre furent considérables, des douzaines de drapeaux ennemis tombèrent aux mains de nos troupes, des kilos d’une littérature hostile à l’État, de Karl Marx à Heinrich Mann, furent chargés sur les voitures, et le nombre de prisonniers n’était pas non plus négligeable. Ce fut vraiment le style dans lequel les journaux relatèrent l’événement ; on se serait cru à la bataille de Tannenberg65. Ou bien un autre jour, sur le coup de douze heures dans l’ensemble du Reich, tous les trains et toutes les autos furent arrêtés et fouillés. Victoire ! Incroyable, ce que cela permit de mettre au jour ! Depuis les bijoux et les devises jusqu’à du “matériel de propagande transporté par des courriers hostiles à l’État”. Cela valait bien une “grande manifestation spontanée” au Lustgarten.
Fin juin, les journaux titrèrent à l’unisson et en caractères gras : “Des avions ennemis survolent Berlin !” Personne n’y crut, pas même les nazis, mais personne ne s’étonna vraiment non plus.
C’était le style du jour. Une grande manifestation spontanée suivit : “L’Allemagne réclame la liberté de l’air.” Marches et drapeaux, Horst-Wessel-Lied, Heil. À peu près au même moment, le ministre des Cultes déposa l’administration ecclésiastique, éleva l’aumônier nazi Ludwig Müller à la dignité d’“évêque du Reich”, une grande manifestation au palais des Sports fêta la victoire du nouveau christianisme germanique, avec Adolf Hitler dans le rôle du rédempteur allemand, drapeaux, Horst-Wessel-Lied, Heil. Mais cette fois, pour finir, sans doute en l’honneur de l’institution qu’on venait de porter en terre ou par quelque autre raffinement du goût, on chanta Ein feste Burg ist unser Gott66. Puis il y eut des “élections ecclésiastiques”. Les nazis envoyèrent aux urnes manu militari toute leur armée de soi-disant chrétiens et, le lendemain, les journaux proclamèrent la victoire. Éclatante victoire électorale des Deutsche Christen67 ! Le soir, comme je traversais la ville, le drapeau à la croix gammée flottait sur tous les clochers.
Les nazis allaient rencontrer une sérieuse résistance dans les milieux ecclésiastiques, mais elle ne fut pas d’entrée de jeu perceptible de l’extérieur. J’avais ressenti une étrange impression en participant pour la première fois à un vote concernant l’Église et en déposant dans l’urne un bulletin qui portait la formule solennelle “Bekennende Kirche68”. Je ne me sentais pas vraiment “confesseur”. Durant toutes ces années, j’avais “respecté” l’Église, mais sans “désir69”. Je n’en tenais pas moins à ce que, même sans désir, elle fût respectée, et j’étais écœuré par la mascarade blasphématoire des “Chrétiens allemands” – encore que pénétré d’avance de l’inutilité de la résistance dans ce domaine précis. C’était donc justement, pensais-je à peu près, le moment de “confesser” sa fidélité à une Église vaincue et déshonorée. Et je comprenais assez la formule d’un vieux monsieur sympathique, conservateur et amateur de vin rouge, que j’entendis dire au cours de ces journées : “Grand Dieu, voilà maintenant qu’il faut se battre pour défendre une foi qu’on n’a même pas.”
Au fur et à mesure que l’été s’avançait, les sentiments se faisaient moins intenses, la tension baissait ; même le dégoût, on le ressentait plus faiblement, à travers le nuage d’une semi-torpeur. Beaucoup de ceux qui devaient rester commençaient à s’accoutumer, avec tous les dangers que cela comporte. Pour ma part, je ne me sentais plus vraiment présent. Encore quelques mois, et je partirais pour Paris – j’excluais déjà l’idée d’un retour possible. Ici, c’était une vie révocable qui ne comptait plus.
Il faut dire qu’il ne restait plus grand-chose à vivre. Mes amis étaient presque tous partis, ou bien ils n’étaient plus mes amis. Parfois, je recevais des cartes portant des timbres étrangers. De temps à autre, Frank Landau m’écrivait ; ses lettres s’assombrissaient peu à peu. D’abord résolues et pleines d’espoir, elles se firent laconiques, ambiguës, et brusquement, vers la mi-août, je reçus tout un paquet de feuilles, douze ou quatorze pages débitées d’une traite comme un monologue, sur un ton las, découragé, totalement désemparé. Rien n’avait marché, tout allait mal avec Ellen, ils allaient sans doute se séparer, il n’y avait aucune perspective en Suisse, impossible de savoir ce qu’il adviendrait une fois la thèse passée. Il ne pouvait pas non plus oublier Hanni, ni nos conversations, rien ne pouvait remplacer ce qu’il avait quitté, aucun lien avec le passé, pas d’oxygène, aucune substance qui vous maintiendrait en vie. “Je ne t’écris pas tout cela pour que tu me dises quoi faire, je sais qu’il n’y a rien à faire…”
Un peu plus tard, Ellen rentra brusquement, elle rentra tout simplement, c’était donc fini, elle déposait les armes. Elle m’écrivit ; j’allai la voir deux ou trois fois à Wannsee, éprouvant une curieuse impression à m’installer dans le jardin de la villa où j’avais passé le 1er avril, et je dus tout lui expliquer, la réconforter, la conseiller. Elle se trouvait dans une triste situation, perdue et déstabilisée. Elle aimait Frank, mais elle ne croyait plus pouvoir vivre avec lui ; tout avait été trop précipité, et peut-être irrémédiablement gâché ; si seulement on avait du temps, si on pouvait laisser les choses évoluer lentement, voir où cela menait ! Mais ce qu’il y avait de terrible, justement, c’est que maintenant il fallait résoudre tous les problèmes tout de suite, on se trouvait toujours à un carrefour, tout se décidait ici et maintenant, et les chemins divergeaient et se perdaient dans l’inconnu. Sa famille se préparait à partir pour l’Amérique. Devait-elle la suivre ? Mais cela voulait dire qu’elle ne reverrait jamais Frank. Devait-elle retourner à Zurich ? Mais cela signifiait se lier à lui définitivement, et l’été n’avait pas été très encourageant. Pourtant, elle l’aimait quand même. “Vous le connaissez. Dites-moi comment il est vraiment. Dites-moi ce que je dois faire.”
Début avril, j’avais parlé à Hanni, qui venait de passer plusieurs jours dans une chambre aux volets fermés, sans rien manger et en pleurant tout le temps. Plus tard, nous étions allés de consulat en consulat, avions écrit des lettres à je ne sais quelles administrations tchèques et eu des entretiens dans des commissariats de police. Rien n’avait servi, il était impossible de démêler la question de sa nationalité. Hanni était prisonnière en Allemagne.
Drôle de vie : c’était un peu comme la liquidation judiciaire d’une autre existence. Et durant tout ce temps je rédigeais des travaux pour un examen qui ne me concernait pas, qui faisait déjà un peu partie d’une autre vie – ma vie d’autrefois. Et à l’occasion, j’écrivais de petits articles, des billets où je mettais tout l’humour amer dont je disposais, et j’étais tout surpris de les lire quelques jours plus tard dans cette feuille nazie malgré elle et si déconcertante dans son langage pondéré, qui, quelques mois plus tôt, était encore un journal célèbre dans le monde entier. Comme j’aurais été fier alors d’y collaborer ! Maintenant, cela ne me concernait plus vraiment, c’était provisoire et cela ne comptait pas.
Curieusement, de tous les êtres à qui j’avais eu affaire, seule était demeurée la petite Charlie, mon amourette de carnaval. Elle restait. Elle était le fil rouge qui traversait le tissu gris de cet invraisemblable été : une histoire d’amour un peu mélancolique, un peu ratée, pas tout à fait heureuse, mais une histoire d’amour quand même, non entièrement dépourvue de douceur.
C’était une brave petite Berlinoise toute simple et, en des temps plus propices, notre aventure aurait pu être une petite histoire toute simple, banale et plaisante. Mais le malheur nous liait l’un à l’autre plus qu’il n’était bon, exigeant de nous plus que nous ne pouvions donner. Exigeant, à y regarder de près, une compensation pour tout : pour la perte d’un univers ou pour l’intolérable tourment d’une détresse quotidienne, et aucun de nous deux n’était capable de répondre à l’attente de l’autre. Je pouvais à peine lui parler de ce que j’éprouvais. Son propre malheur n’était-il pas bien plus tangible, bien plus simple, bien plus accablant et plus convaincant ? Elle était juive, elle était persécutée, elle tremblait chaque jour pour sa vie, celle de ses parents, celle de sa nombreuse famille qu’elle aimait tant, à qui arrivaient maintenant des choses horribles, et dont j’avais toujours eu tant de peine à distinguer les membres. Comme beaucoup de jeunes juifs, elle ne voyait guère dans les événements, et c’était bien compréhensible, que ce qui arrivait aux juifs, et elle réagit ingénument en devenant du jour au lendemain sioniste, nationaliste juive. Réaction très répandue, que je pouvais comprendre, mais qui m’inspirait un peu de tristesse, tant elle se soumettait aux opinions nazies, tant elle admettait lâchement le questionnement ennemi. Mais si j’avais voulu en discuter avec Charlie, je lui aurais retiré sa seule consolation. “Mais que veux-tu faire d’autre, Peter”, dit-elle en ouvrant de grands yeux tristes, un jour où j’exprimais prudemment mon scepticisme. Elle apprenait l’hébreu et pensait à la Palestine, mais elle n’y était pas encore. Elle était retournée au magasin – elle en avait de nouveau le droit, qui sait pour combien de temps –, contribuait à l’entretien de sa famille, se faisait des soucis touchants pour son père et les siens, travaillait et souffrait, maigrissait, pleurait beaucoup. Il arrivait bien qu’elle se laissât consoler, se remît à rire et fût toute une soirée adorablement exubérante et folâtre, mais cela ne durait pas. En août, elle tomba sérieusement malade, et il fallut lui ôter l’appendice. C’était curieusement la deuxième fois au cours de cette année que je voyais une crise d’appendicite déclenchée selon toute vraisemblance par une souffrance psychique.
Et dans tout cela, nous casions tant bien que mal notre petite histoire d’amour. Nous allions au cinéma, nous allions boire un verre de vin, nous cherchions à être gais et amoureux comme il se doit, nous nous quittions tard dans la nuit, je la laissais dans son quartier éloigné et je rentrais chez moi par les derniers métros que j’attendais, exténué, la tête vide, dans des stations désertes où seuls les escaliers roulants vivaient encore.
Souvent, le dimanche, nous quittions la ville pour marcher dans la forêt, nous étendre auprès de l’eau ou dans des clairières. Les environs de Berlin sont beaux, d’une certaine sauvagerie primitive. Si l’on évite les chemins balisés et trop fréquentés, on trouve à portée de train de banlieue des régions apparemment vierges, grandioses dans leur solitude et leur monotonie, et d’une captivante tristesse. C’est là que nous allions, empruntant d’interminables layons entre des pins sombres, ou bien nous nous étendions dans une clairière sous un ciel d’un bleu presque menaçant. Le ciel était beau et sans la moindre bavure ; c’était aussi le cas des grands arbres gigantesques et serrés, de l’herbe, de la mousse, des fourmis, des multiples insectes bourdonnants. C’était infiniment apaisant, apaisant à mourir. Seulement nous n’aurions pas dû être dans le tableau. Sans nous, il aurait été plus beau encore. Nous dérangions.
Le temps fut merveilleux cet été-là. Le soleil était infatigable, et un dieu facétieux fit mûrir en Allemagne une cuvée 1933 dont les amateurs de bon vin parleront longtemps encore.